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samedi 10 janvier 2015

Réinventer les "Espaces publics" comme symbole de la médiation

Résumé: Les espaces publics se caractérisent par leur ambivalence alors que par ailleurs ils participent d'une négociation entre le secteur public et privé, ils permettent à tout individu de se distancier par rapport à sa communauté d'origine et ils autorisent la mise en scène de la société civile.
Pour des raisons multiples et relativement complexes, le 20ème siècle a eu tendance à négliger les espaces publics.
La réinvention peut se faire à partir de trois spécificités véhiculées par les espaces publics en tant qu'imaginaire du lien social, lieu d'apprentissage de l'altérité et symbole de la médiation interculturelle.

1- Reconceptualiser les méthodes de l'aménagement urbain tout autant que les politiques culturelles pour permettre à cet espace de la médiation implicite, en raison de la présence du public anonyme, d'être vécus en tant que tels dans le quotidien et non seulement dans de simples manifestations festives, ludiques ou marchandes.
2- S'assurer que chacun de nous a les moyens d'y avoir accès, non pas en termes d'accessibilité par le biais d'une voiture ou de transports en commun, mais en termes cognitifs. D'où le rôle incontournable d'une sensibilisation aux espaces publics par l'éducation. Que de jeunes des quartiers sensibles n'osent pas s'aventurer seul hors de leur quartier de peur de se perdre et de ce fait ils n'ont plus que le choix de sortir en bande.

Développement:
Parler d'incivilité ou de violence signifie évoquer des problème sociaux. L'opinion publique (aidée en cela par les médias) a pris l'habitude de décrire et d'expliquer ces phénomènes en établissant une relation de corrélation avec l'immigration et le chômage. Elle n'a pas vraiment tort. En effet la question sociale telle qu'elle se pose aujourd'hui exige de prendre en compte de manière explicite les effets induits de la mondialisation de l'économie et de l'immigration. Les deux sont indissociables. Il faut affronter le chômage en raison de la délocalisation des entreprises vers les pays où la main d'oeuvre est moins chère et faire face à une transformation radicale de la sphère du travail exigeant des personnes de plus en plus qualifiées et aptes à la flexibilité.
Face au constat de la violence et de l'incivilité à l'égard de l'autre, notamment dans les espaces publics, certains plaident en faveur d'une médiation institutionnalisée qui s'exercerait dans différentes sphères de la société. Cette initiative s'avère intéressante mais elle exige aussi de repenser la question des espaces publics dans la ville. La médiation a ses espaces et au sein de ces espaces, une place privilégiée doit être accordée aux espaces publics comme symbole du "vivre ensemble". En effet la ville n'est pas une simple concentration spatiale d'emplois et de logements mais, tout au long de l'histoire, elle a véhiculé une valeur symbolique qu'il faut réinventer à l'heure où nous entrons dans une nouvelle civilisation.
Défendre l'hypothèse des espaces publics comme espaces symboliques de la médiation permet de reformuler la question: l'incivilité, l'incivisme ou la violence sont-ils vraiment les symptômes d'un malaise social? Ne peut-on les interpréter comme les symptômes de la dévalorisation et/ou de la négligence des multiples acteurs qui font la ville, à l'égard des espaces publics? Après avoir défini les espaces publics, la deuxième partie fait le constat de la négligence du 20ème siècle à l'égard des espaces publics et la troisième présente quelques arguments en faveur d'un réinvestissement des espaces publics dans la ville comme espaces symboliques de la médiation où la figure d'un public anonyme assume le rôle du tiers.

I- DEFINIR LES ESPACES PUBLICS DE LA VILLE
Les espaces publics se caractérisent par leur ambivalence alors que par ailleurs ils participent d'une négociation entre le secteur public et privé, ils permettent à tout individu de se distancier par rapport à sa communauté d'origine et ils autorisent la mise en scène de la société civile.
1.1- Ambivalence
Les espaces publics reflètent dans leur dimension matérielle et physique une dimension politique.
Quelle que soit la forme revêtue (rue, place, avenue, boulevard, dalle, etc.), les espaces publics sont des vides ou encore des creux situés entre des bâtiments et ce sont ces creux et ces vides qui paradoxalement caractérisent une ville et lui donnent sa certaine spécificité. Aussi parce qu'ils caractérisent la ville et en sont ses fondements, les espaces publics revêtent une dimension politique. En effet le mot ville telle que définie par les Anciens (comme le rappelle Fustel de Coulanges à la fin du 19ème siècle) renvoie à deux termes "urbs" et "civitas". Le premier fait référence à la réalité physique (densité du bâti et densité de population), le second à la réalité politique.
Dire que les Espaces Publics constituent les fondements de la ville signifie que eux aussi s'inscrivent dans le physique comme dans le politique. D'où leur ambivalence.
1.2- Une responsabilité négociée entre le secteur privé et public
Les Espaces Publics relèvent en principe des autorités publiques. Ils sont gérés par les municipalités qui décident de leur tracé, de leur forme, de leur entretien et de leur évolution.
Mais en fait la réalité est bien plus subtile: les espaces publics résultent d'une négociation permanente entre le secteur privé et le secteur public. En effet, les bâtiments qui longent ou bordent les espaces publics appartiennent au secteur privé mais ils ont au préalable reçu l'accord des autorités publiques. La municipalité octroie le permis de construire, après avoir vérifié le degré de conformité du projet par rapport au schéma d'aménagement et à ses ambitions. Il lui revient de juger de la transition entre l'espace public et le bâtiment privé ainsi que de l'aspect de ce bâtiment privé à partir des espaces publics. Les façades des bâtiments privés servent de décor aux espaces publics.
Les espaces publics résultent de cette négociation entre secteur privé et secteur public, un fait attesté par les historiens qui soulignent combien l'aménagement des places royales (y compris à Paris) exigeait un temps de discussion entre le roi et les autres pouvoirs de la ville.
1.3- Lieu de la mise en scène de la société civile
Les espaces publics peuvent être considérés comme le lieu privilégié de la mise en scène de la société civile. L'histoire de la ville suggère et met en évidence ce parallèle entre une société civile prenant conscience de son existence, de son rôle et de son pouvoir politique et l'avènement des espaces publics. Dans un premier temps les places ont certes servi à mettre en scène la statue du roi mais, très rapidement, la société civile s'est emparée de ces espaces pour les faire siens. Il en fut d'ailleurs de même pour les jardins royaux qui progressivement furent ouverts au public.
Les espaces publics mettent en situation de co-présence des individus anonymes tout en déployant les codes nécessaires au sentiment d'appartenance. Ils garantissent l'anonymat à l'individu tout en lui fournissant un registre de références pour se penser avec les autres en même temps qu'ils sont des lieux de confrontation et de négociation entre les acteurs sociaux des différentes sphères de la société civile et l'Etat. Les espaces publics deviennent ainsi un théâtre d'ajustements permanents entre normes et transgressions.
1.4- Lieu de la mise en scène des inégalités sociales
Les Espaces Publics sont offerts ou encore ouverts à tout individu quel que soit sa culture, sa religion ou encore son statut social (Max Weber). Ils sont, de ce fait, des espaces de la rencontre et de la promiscuité sociale dans un contexte d'anonymat. Mais en mettant en scène la société civile et sa diversité, les espaces publics mettent en scène les inégalités sociales tout en offrant le privilège de relier entre eux différents territoires de la ville, les riches et les pauvres. Ils deviennent des espaces communs aux différents quartiers et groupes sociaux. D'où leur caractère et leur légitimité en tant qu'espaces de médiation. Les Espaces Publics participent des luttes sociales et jouent ce rôle d'espaces de médiation symbolique entre classes sociales: on manifeste dans la rue pour faire entendre sa voix et négocier dans la sphère politique.
 
II- LE XXème SIECLE A NEGLIGE LES ESPACES PUBLICS
Pour des raisons multiples et relativement complexes, le 20ème siècle a eu tendance à négliger les espaces publics.
2.1- L'architecture moderne nie la valeur des espaces publics
Pour être caricatural, on peut rejeter la faute sur les architectes qui ont dessiné et réalisé des ensembles de logements, des quartiers, des écoles et d'autres équipements publics que les responsables actuels ont du mal à gérer. Ce serait trop facile même si par exemple de nombreux responsables d'établissements scolaires estiment le cadre dans lequel vivent leurs élèves et professeurs, difficilement gérables pour avoir omis d'intégrer cette idée forte de la mise en scène d'un collectif et d'avoir négligé les lieux de rencontre.
Les grandes théories architecturales du mouvement moderne ont, il est vrai, accordé peu d'importance à ce thème.
2.2 -Le monopole de la logique des équipements
La logique qui prévalait à l'institutionnalisation et à l'avènement des espaces publics en tant que mise en scène de la société civile a disparu au profit des politiques publiques limitées à des objectifs essentiellement fonctionnalistes. L'aménagement urbain s'est pratiquement enfermé dans une logique d'équipements
dont tous les éléments étaient prescris et fixés souvent par des administrations centrales. Il a ainsi laissé le champ libre au secteur privé qui a commencé à se lancer dans la production des espaces privés dans la deuxième moitié du 20ème siècle.
Avec la deuxième guerre mondiale, la logique d'aménagement a été en fait envahie par des préoccupations concernant le logement: il fallait régler une crise. Puis une fois que cette question n'a plus eu la priorité sur l'agenda politique, elle a laissé la place à une autre, celle des équipements sociaux et culturels dans les nouveaux quartiers d'habitat. Dans les nouveaux quartiers de logements, les espaces publics n'ont jamais été pensés.
2.3- Les espaces publics réduits à des espace de circulation ou à des espaces monopolisés par le principe de patrimonialisation
Au niveau national comme au niveau local, les espaces publics ont toutefois retenu l'attention des ingénieurs qui ont mis leurs capacités et leurs énergies à les optimiser en tant qu'espaces de la circulation des flux (et plus particulièrement la voiture). Face à cette tendance forte d'autres ingénieurs influencés par les courants en faveur de la préservation des quartiers historiques et la prise en compte de la valeur patrimoniale de la ville, ont choisi de préserver quelques espaces publics. Ces derniers le plus souvent localisés dans des quartiers anciens donc susceptibles de convenir aux touristes ont fait l'objet d'une certaine muséification. Certains espaces publics ont ainsi été transformés en zones piétonnes réservées exclusivement aux touristes et à la clientèle des commerces de luxe des quartiers centraux.
2.4- Le secteur privé, acteur privilégié de la production des espaces publics
Ce monopole de la logique d'équipement dans l'aménagement urbain associé à ce principe d'adapter la ville à la voiture a en fait entraîné le secteur privé à se lancer dans la production d'espaces publics. Ces "nouveaux espaces publics" où la voiture est bannie, sont en fait des espaces privés ouverts au public se déclinant sous la forme de parcs à thèmes, de galeries marchandes, de centres commerciaux. Ils sont des espaces agréables, bien faits, conformes aux normes de sécurité et attirent les foules en fin de semaine et en soirée.
L'intervention du secteur privé dans la production des espaces publics ne pose problème en tant que tel mais elle tend à dévaloriser les espaces publics qui souvent ne sont plus perçus que comme un service à la mobilité (au seul profit de la circulation) ou encore comme un outil stratégique de la patrimonialisation de la ville, soit en d'autres termes sa muséification.
 
III- REINVENTER LES ESPACES PUBLICS COMME SYMBOLE DE LA MEDIATION
La réinvention peut se faire à partir de trois spécificités véhiculées par les espaces publics en tant qu'imaginaire du lien social, lieu d'apprentissage de l'altérité et symbole de la médiation interculturelle.
3.1- L'espace public comme imaginaire du lien social
Tout au long de l'histoire, les villes ont été le lieu de la production des inégalités sociales et de leur mise en scène. Cette mise en scène de la diversité sociale et des inégalités a certainement contribué à faire prendre conscience aux décideurs de l'impératif de politiques de redistribution en vue de réduire ces inégalités. L'Etat fédéral aux Etats-Unis, dès la fin des années 70, a d'ailleurs rencontré de sérieuses difficultés pour légitimer sa politique sociale à l'égard des quartiers en difficulté. Ces difficultés s'expliquent en grande partie du fait que la grande majorité des électeurs qui s'étaient suburbanisés (avaient quitté la ville pour la banlieue) n'avaient plus de contact physique ou encore ne côtoyaient plus "ces gens" dans la rue et les seules images qu'ils avaient des autres étaient ceux de la presse mettant bien entendu l'accent sur la violence. Tout électeur américain a douté du bon usage des impôts à l'égard des quartiers sensibles. A partir de l'exemple des Etats-Unis, on peut se demander si tout compte fait il est encore possible d'imaginer un contrat social (politique de redistribution) s'il n'y pas plus de contact physique entre individus au sein d'un espace commun?
En privilégiant uniquement et principalement la politique de redistribution prise en charge par l'Etat comme le seul moyen pour assurer l'harmonie sociale, les villes et les acteurs de la ville ont complètement perdu de vue l'idée que les espaces publics aussi contribuaient à l'harmonie sociale en tant que matérialité d'un imaginaire commun.
3.2- Les espaces publics comme espace d'apprentissage de l'altérité
Les espaces publics ne sont pas des espaces communautaires. Ce ne sont pas des espaces où se retrouvent uniquement des gens se ressemblant ou appartenant à la même communauté --même s'ils peuvent offrir la possibilité à des gens d'une même communauté de se retrouver. Ils se caractérisent par leur capacité à éloigner l'individu de sa communauté en lui permettant de se distancier de la communauté pour apprendre à reconnaître les différences mais aussi les ressemblances avec les autres. Cette capacité d'apprentissage de l'autre, de ce qui n'est pas soi, provient de la puissance de l'anonymat que peut offrir l'espace public. C'est justement ce que distingue ou plutôt a distingué pendant des siècles la ville de la campagne, soit la possibilité pour l'individu de s'affranchir de ces liens originels pour s'identifier à une nouvelle communauté, celle de la ville. L'exemple le plus simple serait celui du mode vestimentaire: en ville on s'habille différemment qu'à la campagne. A l'heure du régime féodal, les villes avaient réussi à rompre avec cet ordre en destituant l'individu de ses liens communautaires et en suscitant une ambiance procurant un sentiment d'appartenance de l'ensemble des habitants à une entité autre. Or cette culture politique qui autorise tout individu à prendre distance par rapport à sa communauté d'origine, a également été associée aux villes et notamment à leurs espaces publics qui en sont la manifestation la plus tangible.
Les espaces publics correspondent à l'institution d'un espace non originairement commun qui doit dessiner, en l'absence d'un espace natif commun, les conditions d'une communauté possible, une communauté issue de la médiation où le "public" anonyme correspondrait en quelque sorte au "tiers" de la médiation. Les espaces publics sont les lieux par excellence de la présence simultanée de la figure de l'étranger et de celle de l'autochtone parce qu'ils maintiennent les individus dans une extérioriré les uns des autres, en même temps qu'ils sont un lien qui unit dans la séparation. Les espaces publics font tenir ensemble des éléments hétérogènes et, à ce titre, reflètent cet idéal du "vivre ensemble".
Les espaces publics lient la pluralité des individus et des communautés et font accéder les différents mondes vécus à une visibilité politique.
3.3- Les espaces publics, symbole de la médiation interculturelle
La ville a, tout au long de son histoire, véhiculé une valeur symbolique au travers de ses espaces publics. Or la ville à l'heure où elle a rendez-vous avec la mondialisation est plus que jamais perçue comme une entité pluri-ethnique ou encore pluri-culturelle et il convient d'imaginer ce que pourrait être une politique de la communication interculturelle. Aussi si la médiation s'inscrit le plus souvent à l'occasion d'un conflit interculturel, les espaces publics peuvent être envisagés comme un des lieux de communication interculturelle dans l'anonymat. Ce qui permettrait de concilier le principe des identités diférenciées, tout en préservant le respect des droits fondamentaux de l'individu, les espaces publics évitant le repli sur la communauté d'origine.
La spécificité des espaces publics provient de leur capacité à autoriser à tout individu la rencontre avec l'autre dans l'anonymat, tout en lui donnant les moyens de se distancier de sa communauté originaire et de faire l'apprentissage de l'altérité. La construction de l'identité de l'individu est indissociable de cette capacité simultanée à prendre distance par rapport à soi et aux siens pour prendre conscience de soi et de l'autre. Or une grande partie de la population (jeunes et moins jeunes) habitant dans un quartier sensible n'a pas la possibilité de faire l'expérience des espaces publics et, de ce fait, n'a pas l'opportunité de prendre distance par rapport à son quartier et ses voisins.



LES ESPACES PUBLICS, ESPACES SYMBOLIQUES DE LA MEDIATION
A l'heure où la ville a rendez-vous avec la mondialisation de l'économie et qu'elle est, de ce fait, soumise aux flux des migrations internationales et à l'heure où les technophiles annoncent le cyberespace comme l'émergence d'un nouvel espace public, la réinvention des espaces publics comme lieu privilégié de l'échange interculturel et de la reconnaissance de l'autre. Les espaces publics parce qu'ils mettent en scène le public s'affirment comme les espaces symboliques de la médiation. Mais pour qu'ils deviennent les espaces symboliques de la médiation, il faudrait que l'on se mette d'accord sur deux points:

1- Reconceptualiser les méthodes de l'aménagement urbain tout autant que les politiques culturelles pour permettre à cet espace de la médiation implicite, en raison de la présence du public anonyme, d'être vécus en tant que tels dans le quotidien et non seulement dans de simples manifestations festives, ludiques ou marchandes. 2- S'assurer que chacun de nous a les moyens d'y avoir accès, non pas en termes d'accessibilité par le biais d'une voiture ou de transports en commun, mais en termes cognitifs. D'où le rôle incontournable d'une sensibilisation aux espaces publics par l'éducation. Que de jeunes des quartiers sensibles n'osent pas s'aventurer seul hors de leur quartier de peur de se perdre et de ce fait ils n'ont plus que le choix de sortir en bande. Parce qu'ils mettent en scène la société civile, les acteurs de la ville et les pouvoirs publics, les espaces publics représentent l'espace symbolique de la médiation qu'il convient de réinventer à l'aube d'une nouvelle civilisation marquée par l'intensité de flux transnationaux de toute nature et par la prépondérance des réseaux techniques.
Cynthia Ghorra-Gobin, Directeur de recherche CNRS, enseigne à l'Institut d'Etudes Politiques (Paris) et à l'Université de Paris IV
http://www.unesco.org/most/cyghorra.htm

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